« La stigmatisation est énorme. Beaucoup d’hommes croient qu’ils ne peuvent pas être victimes. »

"La stigmatisation est énorme. Beaucoup d'hommes croient qu'ils ne peuvent pas être victimes."

Intense et profond. Ainsi est ‘Neblina’, le premier roman d’Ângelo Fernandes, lauréat en 2004 du Prix National d’Écriture pour le Théâtre et fondateur de ‘Quebrar o Silêncio’, la première association portugaise de soutien aux hommes et garçons survivants de violence sexuelle.

 

L’œuvre est le reflet de plus de 20 ans d’expérience en écriture et de nombreuses années de travail avec des victimes d’abus sexuels – parmi lesquelles Ângelo se compte.

Bien qu’il s’agisse d’un « roman de fiction » et « ne prétende pas être un livre technique », ‘Neblina’ montre la profonde connaissance d’Ângelo sur la violence sexuelle et les dynamiques familiales qui perpétuent le silence et la douleur de ceux qui souffrent de ce type de fléau.

Cependant, l’auteur ne recourt pas à l’exploitation graphique du traumatisme, il n’a pas choisi les « dramatisations stéréotypées ». Il a préféré la subtilité des « mémoires sensorielles, des textures et des odeurs, plutôt que des images explicites ». D’ailleurs, il a pris « le soin de ne pas inclure certains termes ou mots, » pour ne pas « susciter la curiosité morbide de potentiels lecteurs ».

Avec le focus sur ce qui est essentiel, « dans les émotions et les sentiments que les survivants d’abus sexuels vivent », dans le « voyage intérieur » et dans les « émotions qui nous accompagnent pendant le processus de surmonter le traumatisme », il nous présente un récit cru et souvent perturbateur, qui nous captive de la première à la dernière page.

Lors de l’entretien avec Notícias ao Minuto, il y a eu aussi le temps de parler de ‘Quebrar o Silêncio’, association à travers laquelle il a aidé plus de 800 hommes et garçons, et qui combat le stigmata social qui empêche encore de nombreuses victimes de chercher de l’aide.

Vous vous êtes récemment lancé dans l’écriture de romans, avec ‘Neblina’, mais le thème se concentre sur l’abus sexuel d’enfants, un crime que vous connaissez bien et sur lequel vous vous penchez depuis plusieurs années. Pensez-vous que ce type de littérature peut aussi aider les victimes et leurs familles ?

Je crois que la littérature peut ouvrir des espaces de réflexion et d’empathie que souvent le débat public ou plus technique n’atteint pas. Quand un roman donne corps au silence et à la douleur, il permet aux lecteurs de se confronter à des réalités qu’ils pourraient ignorer. Pour certaines victimes et familles, cela peut être un point d’identification, une reconnaissance que leur expérience n’est ni seule ni oubliée. ‘Neblina’ est un roman de fiction, il ne prétend pas être un livre technique ou un guide sur la violence sexuelle contre les enfants, mais si cela peut enseigner quelque chose, cela constitue un complément très précieux.

Qu’est-ce qui vous a inspiré pour écrire ‘Neblina’ ? Y a-t-il eu un épisode en particulier ? Est-il inspiré de quelqu’un ?

‘Neblina’ ne part pas d’une histoire unique, mais d’un ensemble d’expériences et d’observations accumulées au fil des années de travail avec des hommes survivants de violence sexuelle. C’est un roman de fiction, mais avec des racines dans la réalité. Chaque histoire est unique et doit être traitée comme telle, mais il existe des points communs avec de nombreuses autres histoires, et c’est là que je centre la narration. Mon inspiration était d’explorer les dynamiques familiales, les silences persistants et les douleurs qui s’éternisent. C’était le focus original ; l’abus sexuel a émergé comme thème pour développer les rencontres et désaccords familiaux.

Quel symbolisme porte le titre ‘Neblina’ ?

La brume couvre, trouble la vision et rend difficile de distinguer ce qui est devant nous, parfois pendant des décennies. C’est aussi l’environnement qui entoure la famille de ce roman, reflétant de nombreuses familles portugaises. Dans la brume, rien n’est clair ; les souvenirs se confondent avec les faits, la vérité ne se révèle pas entière et peut être répartie sur différentes perspectives. Ce n’est que lorsque la brume se dissipe qu’on perçoit le poids du traumatisme caché.

Quels défis avez-vous rencontrés en écrivant un roman sur un thème si douloureux ?

Le plus grand défi a été d’équilibrer la nécessité de vérité avec la responsabilité de ne pas exploiter la douleur. J’ai toujours eu conscience que ‘Neblina’ pouvait déranger, mais je n’ai jamais voulu recourir à des dramatisations stéréotypées ou à des descriptions graphiques. À mon avis, cette histoire demandait un autre registre : des références aux souvenirs sensoriels, aux textures et aux odeurs, plutôt qu’à des images explicites. Pendant le processus d’écriture, j’ai pris soin de ne pas inclure certains termes ou mots, me tenant à distance de quelque chose qui pourrait susciter la curiosité morbide de potentiels lecteurs.

Le message que je souhaite transmettre est d’optimisme : le traumatisme laisse des marques profondes, oui, mais il ne doit pas définir toute la vie. Il est possible de vivre libre du traumatisme

Qu’est-ce qui a été le plus difficile : dépeindre les victimes, les agresseurs ou le milieu où ce type de crimes se produit ?

Le plus difficile a été d’explorer le contexte dans lequel tout cela se passe : qui est victime, mais aussi qui observe ou sait des crimes. Cet observateur sera-t-il une autre forme de victime ou complice des crimes ? J’ai voulu explorer le silence qui est présent dans cette famille, qui s’assoit à table avec eux et occupe une place, sans demander, et sachant qu’il dérange.

Quel est le message le plus important que vous espérez que les lecteurs retiendront de ‘Neblina’ ?

Bien qu’il puisse être une lecture dure, ceux qui l’ont lu disent qu’il est intense, mais aussi nécessaire et apprécié. J’aimerais que les lecteurs puissent entrevoir une brèche d’un univers encore prisonnier d’idées fausses, de mythes et de croyances. Le message que je souhaite transmettre est d’optimisme : le traumatisme laisse des marques profondes, oui, mais il ne doit pas définir toute la vie. Il est possible de vivre libre du traumatisme.

Je me suis surtout concentré sur les émotions et les sentiments que les survivants d’abus sexuels vivent

Comment votre expérience personnelle et votre travail chez ‘Quebrar o Silêncio’ s’entrelacent-ils avec ‘Neblina’ ?

Comme je l’ai dit précédemment, l’abus sexuel n’était pas le point de départ, mais le thème pour explorer les dynamiques familiales. Bien sûr, je n’ai pas ignoré ma propre expérience ni celles de tant d’hommes qui cherchent de l’aide chez ‘Quebrar o Silêncio’, mais je ne me suis pas concentré sur des événements concrets. Je me suis surtout concentré sur les émotions et les sentiments que les survivants d’abus sexuels vivent. Le voyage intérieur, les émotions qui nous accompagnent pendant le processus de surmonter le traumatisme.

Beaucoup d’hommes croient qu’ils ne peuvent pas être victimes, ou que s’ils le sont cela remet en cause leur masculinité. La société renforce cette idée en doutant, ridiculisant ou minimisant les récits des hommes victimes

Il y a huit ans, vous avez créé l’association ‘Quebrar o Silêncio’, un espace qui soutient les hommes victimes de violence sexuelle. Pouvez-vous préciser combien d’hommes ont sollicité l’association pendant ce temps ?

Jusqu’en janvier 2025, nous avons enregistré 830 demandes d’aide d’hommes et de garçons victimes de violence sexuelle. En 2024, nous avons eu 112 nouvelles demandes de soutien d’hommes et 50 nouvelles demandes de proches et amis. Ces chiffres ne sont pas que des statistiques, ils reflètent des vies concrètes, des histoires complexes et des demandes d’aide qui rompent un immense stigmate.

Pourquoi avez-vous décidé de fonder cette association ?

J’ai décidé de la fonder car il n’existait, au Portugal, aucun espace spécifique pour soutenir les hommes et garçons survivants de violence sexuelle. Cela a toujours eu du sens pour moi de créer un endroit sûr et spécialisé, où ils pouvaient être écoutés sans jugement. C’était une lacune dans notre pays que nous avons décidé de combler.

Pensez-vous qu’il y a encore un stigmate dans la société qui empêche de nombreux hommes de chercher de l’aide ?

Oui, le stigmate est immense. Beaucoup d’hommes croient qu’ils ne peuvent pas être victimes, ou que s’ils le sont cela remet en cause leur masculinité. La société renforce cette idée en doutant, ridiculisant ou minimisant les récits des hommes victimes. Combattre cela implique de parler davantage du sujet, de donner visibilité à leurs histoires et de garantir que les services de soutien sont inclusifs et spécialisés.

Il est urgent de travailler pour une société qui promeut la sécurité, permettant aux victimes de briser le silence et de pouvoir dénoncer ou parler de leurs histoires sans être scrutées, attaquées ou dévalorisées

Comment ‘Quebrar o Silêncio’ aide-t-elle les victimes qui la contactent ? Et quel travail effectue-t-elle dans la prévention de la violence sexuelle contre les enfants ?

Nous apportons notre soutien de différentes manières : par le biais de consultations psychologiques spécialisées, de groupes d’entraide et de soutien par les pairs. Nous travaillons également sur la sensibilisation, l’information et la formation des professionnels sur la violence sexuelle contre les hommes, en investissant dans la prévention de ce crime, notamment contre les enfants.

Quelles sont les plus grandes difficultés auxquelles l’association fait face au quotidien et comment peut-on soutenir l’association ?

Le stigmate social continue de renforcer l’idée erronée que les hommes ne peuvent pas être victimes de violence sexuelle. Nous avons fondé ‘Quebrar o Silêncio’ il y a presque neuf ans et nous transmettons encore les mêmes messages qu’en 2017. Il est urgent de travailler pour une société qui promeut la sécurité, permettant aux victimes de briser le silence et de pouvoir dénoncer ou parler de leurs histoires sans être scrutées, attaquées ou dévalorisées.

Récemment, vous avez fait un appel à TVI pour inclure un avertissement dans une telenovela où participe l’acteur António Capelo — accusé, sur les réseaux sociaux, par plusieurs élèves (et non seulement) de harcèlement et d’abus sexuels. Comment cet avertissement peut-il être fait et comment peut-il aider les victimes de ce type de crimes ?

La demande était simple : inclure un avertissement avant la diffusion des épisodes, informant le public qu’un des acteurs a été accusé de harcèlement et d’abus sexuels. Cela ne remplace pas la justice, et ce n’est pas notre intention, mais cela permet aux victimes de savoir qu’elles ne sont pas seules et que le thème et les dénonciations ne sont pas ignorés. C’est également une façon de responsabiliser les moyens de communication, montrant que l’entertainment ne peut pas être indifférent ni se superposer à la violence sexuelle.