Azulejos

Les azulejos portugais : histoire, art et patrimoine

Les azulejos portugais – ces carreaux de faïence décorés qui recouvrent palais, églises, gares et façades – sont l’un des symboles les plus emblématiques du Portugal. Introduits il y a plus de cinq siècles, ils ont évolué pour devenir bien plus que de simples ornements : un véritable art narratif et identitaire du pays​. Cet article propose de retracer l’histoire des azulejos au Portugal, de comprendre leur rôle artistique et culturel, d’explorer leur usage architectural, de présenter les principaux styles et techniques, et de citer des lieux incontournables où admirer ce patrimoine unique. Enfin, nous aborderons l’influence contemporaine des azulejos et les efforts de valorisation et de protection dont ils font l’objet.

Histoire des azulejos au Portugal

Origines mauresques et Renaissance (XVe–XVIe siècles)

Le terme azulejo dérive de l’arabe al-zulayj (الزليج), qui signifie « petite pierre polie », rappelant l’art du mosaïque​. Cet art de la céramique émaillée arrive dans la péninsule Ibérique avec les Maures médiévaux, friands de murs couverts de carreaux géométriques colorés. Si l’Espagne, dominée plus longtemps par Al-Andalus, conserve davantage de vestiges maures, le Portugal chrétien va adopter à son tour cette tradition décorative à la fin du XVe siècle. En 1498, le roi portugais D. Manuel I visite l’Espagne et s’émerveille devant les palais aux murs revêtus d’azulejos à motifs mudéjars (d’inspiration islamique)​. Séduit, il importe ce savoir-faire pour embellir sa propre résidence. L’un des premiers exemples est le Palais National de Sintra, décoré dès 1503 de carreaux hispano-mauresques (provenant notamment de Séville) aux motifs géométriques entrelacés.

Un rôle artistique et culturel majeur

Au fil des siècles, l’azulejo a acquis au Portugal un rôle artistique et culturel unique au monde. D’un point de vue esthétique, il s’agit d’un média hybride entre peinture et architecture : un azulejo est une « petite œuvre d’art » en soi, mais c’est assemblé en panneaux et revêtements qu’il prend tout son sens en racontant des histoires et en dialoguant avec l’espace. Les Portugais ont ainsi élevé le carreau émaillé au rang d’art narratif monumental. Les murs de faïence colorée transforment les édifices en livres d’images, illustrant des scènes bibliques, des batailles glorieuses, des allégories ou même des satires sociales. Bien plus qu’un décoratif superficiel, l’azulejo est porteur de messages religieux, historiques ou symboliques profondément ancrés dans la mémoire collective.

Sur le plan identitaire, l’azulejo est devenu l’un des marqueurs forts de la culture portugaise, au même titre que le fado ou l’architecture manuéline. Depuis 500 ans, il accompagne l’histoire du pays et en reflète les influences, des échanges avec l’Orient aux innovations locales ​ensina.rtp.pt. Son omniprésence dans le paysage urbain a changé la physionomie des villes portugaises, leur conférant cette touche de couleur, d’éclat et de fantaisie qui charme les visiteurs. L’azulejo est à la fois un art savant – maîtrisé par des maîtres-faïenciers renommés dès le XVIIe siècle (certains signaient leurs œuvres, initiant le Ciclo dos Mestres) ​ensina.rtp.pt – et un art populaire, adopté par toutes les classes sociales. À partir du XIXe siècle notamment, même les foyers modestes utilisent des carreaux pour orner les devantures ou l’intérieur des maisons, preuve de l’attachement général à cette esthétique. Ainsi, l’azulejo « se transcende pour devenir quelque chose de plus qu’un simple élément décoratif de peu de valeur intrinsèque », écrivent des historiens, il est « une extension du parcours artistique et créatif du pays, marquant profondément l’identité portugaise » comunidadeculturaearte.com.

L’importance culturelle des azulejos se manifeste aussi dans les collections muséales et l’étude académique. Dès 1965, le Portugal fonde un musée national qui lui est entièrement dédié (voir plus bas). Les historiens de l’art ont identifié les azulejos comme un patrimoine d’exception à préserver, compte tenu de leur originalité et de leur abondance inégalée ailleurs en Europe. À travers l’azulejo, c’est tout un pan de l’âme portugaise qui s’exprime – un goût pour le décor total (horror vacui héritée des Maures), pour la narration visuelle, pour la conjugaison du beau et de l’utile. Cet art a su intégrer les modes de chaque époque tout en restant distinctement portugais, ce qui en fait un trait d’union entre tradition et modernité dans la culture du pays.

Dans les premières décennies, le Portugal se contente d’importer des azulejos d’Andalousie, de style hispano-mauresque (cuerda seca ou aressta) présentant des entrelacs géométriques et végétaux sur fond d’« horreur du vide » – un remplissage dense de l’espace. Mais à partir du milieu du XVIe siècle, le pays développe sa production locale. Vers 1560, sous l’influence de maîtres venus de Flandre et d’Italie, des ateliers s’ouvrent à Lisbonne pour fabriquer des carreaux selon la technique de la faïence italienne (majolique)​. Cette technique de peinture sur émail opaque révolutionne l’azulejo : elle permet de représenter directement sur le carreau des motifs multicolores, figuratifs ou décoratifs, avant une deuxième cuisson qui fixe les couleurs. Les azulejos portugais de la fin du XVIe siècle adoptent ainsi des styles renaissants et maniéristes inspirés de l’Italie et des Flandres. Un exemple fameux est le grand Retable de Nossa Senhora da Vida (vers 1580) peint par Marçal de Matos, qui simule un retable religieux sur 1 384 carreaux et offre une riche palette de tons​.

Apogée baroque (XVIIe–XVIIIe siècles)

Le XVIIe siècle marque l’apogée de l’azulejo et son affirmation comme art identitaire du Portugal​. À cette époque baroque, l’usage du carreau émaillé se généralise dans tout le pays. Deux grands types d’azulejos se distinguent et souvent se complètent : les azulejos de padrão (à motif répétitif) et les azulejos figuratifs. Les carreaux à motif, assemblés en tapis décoratifs symétriques, tapissent de larges surfaces murales avec des compositions géométriques ou florales. Parallèlement, des panneaux figuratifs monumentaux sont commandés par l’Église et la noblesse​ pour orner intérieurs d’églises, couvents et palais. Ces panneaux narratifs représentent des scènes religieuses, des épisodes historiques, des batailles ou des scènes de chasse, selon les commanditaires, et servent autant un propos éducatif ou glorificateur que décoratif.

Malgré la crise due à l’union dynastique avec l’Espagne (1580–1640), la production d’azulejos se maintient, puis renaît vigoureusement après la Restauration de l’indépendance. Les artisans portugais montrent une grande créativité en fusionnant des influences variées (motifs persans imitant les tapis d’Orient, chinoiseries inspirées des porcelaines importées, arabesques et grotesques européens, etc.) pour créer un langage original​. Dans la seconde moitié du XVIIe siècle apparaît un genre fantaisiste propre au Portugal : la « macacarade » (macacaria), des scènes satiriques où des singes habillés en humains parodient la société​. Ces compositions audacieuses témoignent de l’esprit inventif et frondeur des azulejistas de l’époque. Vers la fin du XVIIe siècle, une innovation décisive survient sous influence hollandaise : la mode des azulejos bleu et blanc. Imitant le style de Delft et les porcelaines chinoises bleutées, les artistes portugais se mettent à peindre en camaïeu de bleu de cobalt sur fond blanc​. Ce bleu et blanc va dominer la production au début du XVIIIe siècle, au point de devenir l’image d’Épinal de l’azulejo portugais.

Le XVIIIe siècle poursuit cet essor, marqué d’abord par le baroque tardif puis par le rococo. Durant les premières décennies, de vastes panneaux bleu et blanc ornent sans relâche églises et palais. Dans les années 1750, une touche rococo ramène la polychromie dans les décors : on réintroduit des émaux jaunes, verts, mauves aux côtés du bleu, et les compositions gagnent en légèreté et en grâce​. Mais un événement vient bouleverser Lisbonne et son art azulejar : le tremblement de terre de 1755. La reconstruction pombaline de la capitale entraîne l’emploi massif d’azulejos de padrão produits en série pour décorer les façades des nouveaux immeubles anti-sismiques​. Ces carreaux standard du dernier tiers du XVIIIe siècle, souvent à motifs simples bleu et blanc, sont aujourd’hui appelés azulejos pombalins (du nom du marquis de Pombal, ministre de l’époque). La fin du XVIIIe voit également la création de la Real Fábrica de Louça de Rato à Lisbonne, manufacture royale qui produit des azulejos de grande qualité, comme le célèbre cycle du Chapelier (vers 1790) exposé aujourd’hui au Musée National de l’Azulejo​.

Essor industriel et renouveau (XIXe–XXe siècles)

Au XIXe siècle, l’art de l’azulejo connaît de nouvelles évolutions. Les invasions napoléoniennes (début 1800s) et l’exil de la cour royale au Brésil entraînent un bref ralentissement de la construction et de la production azulejaria​. Mais bientôt, l’industrialisation gagne la céramique. De grandes fabriques voient le jour à Lisbonne (comme la Fábrica Viúva Lamego, fondée en 1849), à Porto et à Aveiro. La production mécanisée permet de réaliser des carreaux meilleur marché, en grande quantité, diffusant l’azulejo dans la vie quotidienne des Portugais​. C’est l’époque où les revêtements d’azulejos s’installent à l’extérieur des bâtiments : façades d’immeubles recouvertes de carreaux protecteurs et colorés, halls d’entrée carrelés, etc. Dans les villes en plein essor, la bourgeoisie adopte la façade en azulejos comme marque de distinction et d’embellissement urbain​. Lisbonne, Porto, Coimbra, Aveiro ou évora voient ainsi fleurir des milliers de façades bigarrées au gré des catalogues d’usines. Des styles historicistes et éclectiques apparaissent, empruntant aux motifs néo-Renaissance, néo-Arabes, Art nouveau, etc., selon les goûts de l’époque.

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, le mouvement Art nouveau (appelé Arte Nova au Portugal) influence aussi les azulejos, notamment dans les frises décoratives et les motifs naturalistes. Des artistes-céramistes comme Rafael Bordalo Pinheiro réalisent de somptueux décors de palais et de cafés dans ce style, tandis que la Fábrica de Sacavém produit des carreaux estampillés aux lignes sinueuses de l’Art nouveau et plus tard de l’Art déco​. Vers 1910–1920, le goût romantique pour l’histoire nationale suscite également la création de grands panneaux narratifs exaltant le passé. Le peintre Jorge Colaço excelle dans ce registre historiciste : il est l’auteur des gigantesques fresques d’azulejos de la gare de São Bento à Porto (1905–1916) – plus de 20 000 carreaux retraçant des scènes militaires et rurales du nord du pays​ – mais aussi des panneaux de l’église de Santo Ildefonso à Porto et de la salle des Azulejos du Palais de Buçaco​.

Après la Seconde Guerre mondiale, la tradition perdure et se réinvente grâce à des créateurs de talent. Dans les années 1950, l’artiste Maria Keil réalise les premiers décors des stations de métro de Lisbonne, introduisant une abstraction géométrique moderne dans l’azulejo​. Durant la seconde moitié du XXe siècle, une grande diversité stylistique s’épanouit – du figuratif au contemporain abstrait – portée par des artistes comme Júlio Resende (auteur du panneau Ribeira Negra à Porto, 1984), Júlio Pomar, João Abel Manta, Eduardo Nery et bien d’autres​. L’histoire récente des azulejos est très plurielle, chaque créateur apportant son univers, de sorte qu’il est difficile de caractériser une école unique après 1950​. Cette multiplicité témoigne de la vitalité continue de l’azulejo dans l’art portugais jusqu’à nos jours.

L’azulejo dans l’architecture portugaise

L’azulejo s’est imposé comme un élément clé de l’architecture au Portugal, habillant toutes sortes de bâtiments du sol au plafond. Dans l’architecture religieuse, les carreaux émaillés ont une place de choix. À partir du XVIIe siècle, il est courant de tapisser entièrement les murs intérieurs des églises, chapelles et monastères de panneaux d’azulejos illustrant des scènes sacrées. Ces décors bleus et blancs couvrent les nefs, chœurs et cloîtres, créant une atmosphère mystique unique. Par exemple, l’église de São Lourenço de Almancil en Algarve (1730) présente un intérieur intégralement revêtu d’azulejos baroques représentant la vie de Saint Laurent. De même, la chapelle des Âmes (Capela das Almas) à Porto (début XXe siècle) impressionne par ses murs extérieurs et intérieurs couverts de carreaux narratifs retraçant la vie de saints, en tons de bleu et blanc​. Les cloîtres monastiques sont aussi un cadre privilégié : le Monastère de São Vicente de Fora à Lisbonne possède l’une des plus vastes collections d’azulejos au monde, dont une célèbre série de 38 panneaux illustrant les Fables de La Fontaine en azulejos bleu et blanc du XVIIIe siècle​. Ces exemples montrent comment le carreau sert l’architecture religieuse non seulement comme ornement, mais aussi comme support pédagogique et spirituel, racontant l’Évangile aux fidèles par l’image.

Dans les palais et demeures aristocratiques, l’azulejo est tout aussi présent. Les souverains et nobles commanditaient dès le XVIe siècle des carreaux pour décorer salles d’apparat, galeries et jardins. Au Palais national de Sintra, les premiers azulejos importés de Séville furent posés dès le règne de Manuel I, notamment de somptueux panneaux géométriques mudéjars encore visibles dans certaines salles​ pt.wikipedia.org. À Lisbonne, le Palais des marquis de Fronteira (fin XVIIe siècle) est renommé pour ses azulejos de chasse et de guerre couvrant les murs de ses jardins en terrasses – un ensemble si remarquable qu’on le surnomme la « Chapelle Sixtine de l’azulejo ». De nombreux solars (manoirs) et quintas du nord et du centre du pays exhibent dans leurs salons des fresques en carreaux peints relatant des épisodes épiques ou mythologiques chers aux propriétaires​. À l’époque rococo, des « figuras de convite » (figures de bienvenue) – grands personnages en azulejos à taille humaine – sont même placées dans les vestibules ou à l’entrée des villas pour accueillir les visiteurs, une invention décorative typiquement portugaise du XVIIIe siècle​. L’azulejo devient ainsi partie intégrante du décor architectural noble, signifiant luxe et raffinement local.

Dans les infrastructures publiques également, les azulejos jouent un rôle esthétique majeur. Au tournant du XXe siècle, ils ornent les nouvelles gares ferroviaires, apportant une touche d’art dans ces lieux de passage. La gare de São Bento à Porto, inaugurée en 1916, est un exemple emblématique : son vaste hall est revêtu de panoramas en azulejos célébrant l’histoire du Portugal (conquête de Ceuta, bataille d’Ourique, scènes campagnardes du Douro), peints par Jorge Colaço. D’autres gares plus petites, comme celles d’Aveiro ou de Pinhão (dans le Douro), présentent aussi des panneaux illustrés (vendanges, costumes régionaux) pour le plaisir des voyageurs. Au milieu du XXe siècle, ce sont les stations de métro de Lisbonne qui perpétuent la tradition : dès 1957, Maria Keil réalise pour la capitale un programme cohérent de revêtements en azulejos modernes dans les stations souterraines, égayant le quotidien des usagers. Depuis, chaque extension du métro lisboète s’est dotée d’œuvres en azulejos signées par des artistes contemporains, perpétuant le dialogue entre art et espace public​. Enfin, les azulejos habillent aussi des édifices civils variés – fontaines, halls de banque, universités, hôpitaux – servant à la fois la décoration et l’identité visuelle des lieux.

Dans l’architecture domestique et urbaine, l’usage de l’azulejo est tout simplement omniprésent. Une particularité du Portugal (et, par héritage, de certaines de ses anciennes colonies) est la profusion de façades recouvertes d’azulejos. Cette coutume née au XVIIIe siècle prend toute son ampleur au XIXe siècle, lorsque les carreaux deviennent abordables et à la mode pour protéger et embellir les maisons de ville. Des quartiers entiers de Lisbonne – Alfama, Bairro Alto, Chiado, etc. – et de Porto – Ribeira, Vila Nova de Gaia – présentent des alignements de façades chamarrées de motifs répétitifs : fleurs stylisées, rosaces, losanges, volutes baroques ou simples carreaux unis vernissés. Au-delà de l’esthétique, ces revêtements servent à isoler et étanchéifier les murs de brique ou de pierre face à l’humidité, tout en reflétant la lumière intense du soleil ibérique, ce qui illumine les rues étroites. Chaque immeuble se distingue ainsi par son « habit de faïence », les habitants exprimant volontiers leur goût à travers le choix des motifs. Cet usage décoratif urbain est devenu un trait caractéristique du paysage portugais : « les façades urbaines se parent de lumière avec les surfaces vitrifiées des azulejos », souligne un auteur​ ensina.rtp.pt. Aujourd’hui, cette mosaïque de maisons colorées est chérie des photographes et des touristes, et fait l’objet de programmes de sauvegarde pour conserver le cachet des vieux quartiers.

Principaux styles et techniques d’azulejos

Au cours de son évolution, l’azulejo portugais a connu différents styles et techniques marquants, liés aux époques et aux influences artistiques :

  • Style hispano-mauresque (XVe–XVIe siècle) – Carreaux géométriques inspirés de l’art islamique, importés d’Andalousie. Techniques de cuerda seca (motifs cernés par un trait de manganèse) et d’aresta (motifs en relief imprimés dans l’argile) utilisées pour créer des entrelacs multicolores. Ces azulejos, souvent en petits modules répétitifs, ornent notamment le Palais de Sintra et témoignent de l’héritage mudéjar au Portugal.

  • Azulejos de faïence polychrome (XVIe siècle) – Avec l’introduction de la majolique italienne vers 1550–1560, les artisans portugais commencent à peindre librement sur émail blanc des scènes et ornements. Les azulejos de la Renaissance et du maniérisme portugais présentent ainsi des motifs végétaux, des figures mythologiques, des armoiries, inspirés des gravures européennes de l’époque. Les couleurs dominantes sont le bleu de cobalt, le vert cuivré, le jaune d’antimoine et le brun manganèse. Ce style culmine dans des œuvres comme le Retable de Nossa Senhora da Vida (1580), richement coloré.

  • Azulejos de padrão ou de tapis (XVIIe–XVIIIe siècle) – Il s’agit de carreaux à motif répétitif formant par assemblage de vastes compositions modulaires semblables à des tapis. Très en vogue au XVIIe siècle, ils couvrent les murs entiers avec des dessins géométriques ou floraux symétriques, souvent encadrés de frises. D’abord multicolores (jaune, vert, bleu sur blanc), ils existent aussi en bleu sur blanc. Les azulejos de padrão pombalins du XVIIIe siècle, plus simples, s’inscrivent dans cette continuité. Produits en série, faciles à poser, les carreaux de motif ont joué un rôle fondamental dans l’architecture portugaise en devenant un élément structurel du décor des murs.

  • Azulejos figuratifs baroques (XVIIe–XVIIIe siècle) – Parallèlement aux motifs en tapis, le Portugal développe un style figuratif exceptionnel par son ampleur. De grands panneaux peints à la main représentent des scènes complexes : épisodes bibliques, vies de saints, scènes allégoriques, batailles, récits profanes, etc. Le XVIIe siècle voit ainsi se dessiner deux usages : le carreau padrão pour l’ornement global, et le carreau figuratif pour la narration. Les panneaux figuratifs sont réalisés sur commande de l’élite, notamment de l’Église et de l’aristocratie, pour transmettre des messages moraux ou glorieux. Techniquement, ils utilisent la faïence peinte. Dans la seconde moitié du XVIIe apparaît la prédominance du bleu et blanc (influence néerlandaise), qui devient quasi exclusif au début du XVIIIe. Les grands maîtres azulejistas du début XVIIIe (tels Gabriel del Barco, maître espagnol actif à Lisbonne, ou le Portugais António Oliveira Bernardes) signent des cycles entiers dans ce style, comme la vie de Saint François à l’église de São Francisco de Bahia (azulejos exportés vers le Brésil) ou les panneaux de l’église de São Vicente de Fora à Lisbonne. Un sous-genre pittoresque est la « chinoiserie » et la « singeries » (macacaria) évoquée plus haut, intégrant humour et exotisme dans l’art sacré portugais. À la fin du XVIIIe, le style figuratif évolue vers des tons plus variés avec le rococo et annonce le romantisme du siècle suivant.

  • Rococo et néo-classicisme (milieu XVIIIe – début XIXe siècle) – Entre 1740 et 1800 environ, on observe un retour de la polychromie rococo sur les azulejos, avec des couleurs pastel (jaune clair, vert, violet) venant rehausser le sempiternel bleu comunidadeculturaearte.com. Les thèmes deviennent plus légers, décoratifs ou galants, dans l’esprit rococo français. Les bordures de panneaux adoptent des coquilles et volutes élégantes. Puis, autour de 1800, le style néo-classique apporte des compositions plus épurées, des guirlandes, des médaillons grisaille – en accord avec l’architecture néo-classique de l’époque pombaline tardive. Ce style de transition est moins représenté, coïncidant avec le déclin temporaire de la production dû aux guerres napoléoniennes.

  • Azulejos industriels et Art nouveau (XIXe siècle) – Avec l’industrialisation, de nouvelles techniques apparaissent : l’estampillage mécanique, la décalcomanie sur céramique, la production en série de carreaux émaillés. Les motifs se standardisent en une multitude de variations disponibles sur catalogue. Au Portugal, les fabriques comme Viúva Lamego (Lisbonne) ou Sacavém innovent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Elles produisent aussi bien des azulejos de façade bon marché que des pièces artistiques. Vers 1880–1910, le style Arte Nova (Art nouveau) triomphe : carreaux à fleurs stylisées, à courbes végétales, souvent en relief ou aux émaux colorés vifs, habillant les façades des bâtiments modernistes. Des artistes comme Bordalo Pinheiro introduisent parallèlement des panneaux plus picturaux de style romantique ou naturaliste, utilisant de nouvelles couleurs (par exemple le rouge de fer, rare auparavant).

  • Styles contemporains (XXe–XXIe siècles) – Le XXe siècle voit une explosion de créativité dans l’azulejo. Dès les années 1940–50, des artistes modernistes investissent ce medium traditionnel pour y exprimer des approches abstraites, expressionnistes ou surréalistes. Après 1950, aucune tendance ne domine vraiment : c’est l’ère de la diversité des langages, chaque créateur proposant son style propre artsandculture.google.com. On peut citer les panneaux abstraits de Maria Keil (stations de métro), l’approche expressionniste de Júlio Resende, l’ironie figurative de João Abel Manta, les motifs optiques et cinétiques d’Eduardo Nery, ou plus récemment les œuvres de street art en azulejos de Add Fuel (artiste urbain portugais revisitant le carreau traditionnel). Grâce à des commandes publiques et privées, l’azulejo demeure un support d’expérimentation pour l’art contemporain portugais, tout en prolongeant une tradition séculaire.

Lieux emblématiques à visiter au Portugal

Le patrimoine en azulejos est visible un peu partout au Portugal, mais certains lieux sont particulièrement réputés pour la richesse ou la beauté de leurs carreaux. Voici quelques sites incontournables pour admirer des azulejos remarquables :

  • Lisbonne – Musée National de l’Azulejo (Museu Nacional do Azulejo) : Installé dans l’ancien couvent de Madre de Deus (fondé en 1509 par la reine D. Leonor), ce musée est entièrement dédié à l’art de l’azulejo. Son parcours retrace l’évolution des azulejos du XVe siècle à nos jours, avec une collection unique de carreaux et panneaux, dont certains considérés comme trésors nationaux. On peut notamment y admirer le spectaculaire Panorama de Lisbonne (1700–1730), fresque de 23 mètres de long représentant la ville avant le tremblement de terre de 1755. Le musée inclut aussi l’église Madre de Deus elle-même, un joyau baroque couvert d’azulejos et de dorures. Incontournable pour tout passionné, ce musée permet de comprendre cinq siècles d’azulejaria portugaise.

  • Lisbonne – Monastère de São Vicente de Fora : Ce grand monastère du XVIIe siècle abrite dans ses cloîtres l’une des plus fabuleuses collections d’azulejos du pays. On y découvre entre autres la série complète des Fables de La Fontaine transposées en azulejos bleus et blancs au XVIIIe siècle – 38 panneaux d’une finesse incroyable, peuplés d’animaux fabuleux, qui couvrent les galeries du cloître supérieur. D’autres panneaux illustrent l’histoire du monastère et des scènes bibliques. Depuis la terrasse sur le toit (également ornée d’azulejos), la vue sur Lisbonne est imprenable. Moins connu du grand public, São Vicente de Fora est un trésor caché pour amateurs d’azulejos et offre un plongeon dans l’art baroque portugais.

  • Palais National de Sintra : Au cœur de Sintra, ce palais royal médiéval remanié à la Renaissance est célèbre pour ses salles décorées d’azulejos hispano-mauresques authentiques. Importés de Séville au début du XVIe siècle, ces carreaux aux motifs géométriques (étoiles, polyèdres, entrelacs) figurent parmi les plus anciens azulejos du Portugal pt.wikipedia.org. La Salle des Azulejos, la Salle des Arabes ou la galerie intérieure présentent ainsi des revêtements d’époque manuéline, parfaitement conservés, qui transportent le visiteur dans l’ambiance des palais maures. Un dialogue unique entre l’architecture gothico-manuéline et l’art mudéjar en faïence.

  • Porto – Gare de São Bento : Cette gare ferroviaire (inaugurée en 1916) est un lieu de passage obligé à Porto, tant pour prendre le train que pour admirer son hall recouvert de 20 000 azulejos! Réalisés par Jorge Colaço, ces panneaux géants retracent des moments épiques de l’histoire portugaise (l’entrée triomphale de D. João Ier à Porto, la bataille d’Aljubarrota…) ainsi que des scènes de la vie paysanne traditionnelle du Douro et du Minho. L’ensemble, en camaïeu de bleu et blanc, forme une fresque panoramique de plus de 500 m² qui laisse les visiteurs émerveillés. La gare de São Bento est régulièrement citée parmi les plus belles gares du monde grâce à ses azulejos.

  • Porto – Églises do Carmo et Capela das Almas : Porto regorge d’églises à façades azulejées, mais deux d’entre elles attirent particulièrement l’attention. L’église do Carmo (1768) présente sur tout un côté extérieur un immense tableau d’azulejos (env. 1912) représentant la fondation de l’Ordre du Carmel et le mont Carmel. Ce panneau bleu et blanc, œuvre de Silvestro Silvestri, est devenu l’un des motifs de carte postale de Porto. De son côté, la chapelle des Âmes (Capela das Almas, début XXe siècle), située rue Santa Catarina, voit toutes ses façades extérieures couvertes de carreaux illustrant la vie de Saint François d’Assise et de Sainte Catherine. Son intérieur est également orné d’azulejos polychromes. Ces deux édifices, l’un baroque-rococo, l’autre néo-classique, témoignent de la pérennité de l’azulejo dans l’architecture religieuse portugaise jusqu’au XXe siècle.

  • Ovar et Aveiro – Églises de Válega et de Cortegaça : En dehors des grandes villes, de petites localités possèdent aussi des églises remarquables par leurs azulejos. L’église matriz de Válega (près d’Ovar, au sud de Porto) étonne par son explosion de couleurs : sa façade et son intérieur ont été entièrement revêtus d’azulejos multicolores dans les années 1950, issus de la fabrique Aleluia d’Aveiro. Au soleil couchant, ses tons dorés et roses créent un spectacle éblouissant. Non loin de là, l’église de Cortegaça (1918) arbore une façade tapissée de carreaux bleu clair représentant saint Pierre et saint Paul, un exemple charmant de l’usage décoratif des azulejos au XXe siècle dans les petites communes.

  • Óbidos – Églises Santa Maria et Misericórdia : Dans la pittoresque ville fortifiée d’Óbidos, les églises sont de véritables coffres aux trésors d’azulejos. L’église Santa Maria (XVIe siècle) offre un intérieur entièrement revêtu d’azulejos baroques du XVIIIe siècle, aux motifs bleus et blancs, qui couvrent murs et pilastres et confèrent une unité visuelle remarquable. À quelques pas, la petite église da Misericórdia (1498) présente elle aussi un intérieur tapissé de carreaux azulejados bleu et jaune du XVIIe siècle, portant les armes royales peintes au plafondviverportugal.blog. Ces édifices illustrent la diffusion de l’azulejo bien au-delà des grands centres urbains, jusque dans les villages historiques.

(Bien d’autres lieux pourraient être cités : le monastère des Hiéronymites à Lisbonne possède des azulejos Renaissance dans son réfectoire, la Quinta da Bacalhoa à Azeitão abrite des carreaux hispano-mauresques du XVIe, l’université de Coimbra conserve des azulejos baroques dans sa Bibliothèque Joanine, etc. Partout au Portugal, le promeneur attentif découvrira des carreaux anciens ornant fontaines, escaliers, marchés et demeures particulières.)

Influence contemporaine et valorisation du patrimoine

L’azulejo, art traditionnel, continue d’exercer une influence profonde dans le Portugal d’aujourd’hui. Sur le plan artistique, il reste une source d’inspiration inépuisable. Des designers et architectes contemporains intègrent des azulejos ou des motifs azulejo dans leurs créations (mobilier urbain, fresques modernes, design graphique, mode vestimentaire), réactualisant ce patrimoine dans un langage actuel. Par exemple, la façade du pavillon portugais à l’Exposition universelle de 1998 à Lisbonne était ornée d’azulejos contemporains conçus par l’artiste Eduardo Nery, montrant comment tradition et modernité peuvent se conjuguer. Les touristes, de leur côté, raffolent des souvenirs inspirés des azulejos (dessous de plat, aimants, papier-peint, etc.), contribuant à diffuser ces motifs à l’international. Ainsi, l’azulejo demeure un ambassadeur culturel du Portugal à travers le monde.

Conscient de cette richesse, le Portugal a multiplié les efforts pour la valorisation et la protection de ses azulejos. Le Musée National de l’Azulejo, créé en 1965 (promu musée national en 1980), joue un rôle clé de conservation, d’étude et de diffusion de cet art lisboasecreta.co. Par ailleurs, face aux menaces pesant sur le patrimoine azulejar (vols de carreaux anciens, dégradations, rénovations immobilières destructrices), les pouvoirs publics ont réagi. En 2017, l’Assemblée de la République a voté une loi pour protéger les azulejos historiques in situ, interdisant leur démontage illégal et instaurant des mesures de sauvegarde books.openedition.org. La même année a vu la création officielle du Jour National de l’Azulejo (Dia Nacional do Azulejo), célébré le 6 mai de chaque année infraestruturasdeportugal.pt. Cet événement vise à sensibiliser la société à la protection et à la valorisation du patrimoine azulejar, par des expositions, ateliers dans les écoles, restaurations bénévoles, etc. Des initiatives citoyennes comme le projet SOS Azulejo (lancé en 2007 par la police judiciaire et des musées) œuvrent également à lutter contre le trafic de carreaux anciens et à restaurer les azulejos endommagés.

Enfin, l’azulejo est de plus en plus reconnu comme un élément du patrimoine mondial. S’il n’existe pas (encore) d’inscription spécifique au titre de l’UNESCO pour l’azulejo, plusieurs sites classés au Patrimoine mondial incluent les azulejos dans leur valeur universelle (par ex. le centre historique de Porto, où les azulejos des églises et de la gare contribuent à l’authenticité du lieu doriopraca.com). Une candidature de l’art de l’azulejo en tant que patrimoine culturel immatériel de l’humanité a même été évoquée, afin de reconnaître et protéger cette tradition unique qui se transmet depuis des générations.

Des palais maures aux stations de métro contemporaines, les azulejos portugais ont traversé les siècles en habillant le pays d’un éclat singulier. Ils racontent l’histoire du Portugal en couleurs et en reflets, et font partie intégrante de son identité culturelle. Art à la croisée du décoratif et du narratif, de l’érudition et de la popularité, l’azulejo n’a cessé de se réinventer tout en restant un fil conducteur du patrimoine national. Grâce aux efforts conjugués des institutions, des artistes et des passionnés, ce précieux héritage est aujourd’hui préservé et célébré. Parcourir le Portugal sans admirer ses azulejos, ce serait passer à côté de l’âme du pays : un art vivant, bleu comme le ciel ibérique et durable comme la céramique, qui fait la fierté des Portugais comunidadeculturaearte.com.


Principales sources locales consultées (en portugais) : RTP Ensina – « Breve História da Azulejaria Portuguesa » ensina.rtp.ptensina.rtp.pt; Comunidade Cultura e Arte – « A história do azulejo português »comunidadeculturaearte.comcomunidadeculturaearte.com; Museu Nacional do Azulejo (Google Arts & Culture) – « O azulejo em Portugal: uma arte identitária, um património mundial »artsandculture.google.comartsandculture.google.com; Lisboa Secreta – « Museu do Azulejo, um espólio incrível com 500 anos de história » lisboasecreta.colisboasecreta.co; Blog Viver Portugal – « 9 lugares imperdíveis para quem ama azulejo » viverportugal.blogviverportugal.blog.